Enjeu militaire du barrage d'Éguzon

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Le barrage d'Éguzon en 2009

Lorsqu'il est mis en service en 1926, le barrage hydroélectrique d'Éguzon, sur la Creuse, est le plus puissant d’Europe. À partir de 1940, sa production électrique et sa distribution par le réseau de transport d'électricité interconnecté constituent un enjeu stratégique important pour l’occupant allemand[1]. Le courant produit est acheminé vers Bourges et Saumur, puis Paris, Caen, Saint-Lô et la Bretagne, et vers le Massif Central[2]. Il alimente ainsi des usines travaillant pour l'Allemagne, des lignes ferroviaires importantes pour le transport militaire comme celle de Paris à Toulouse, et une partie de l'agglomération parisienne, pour laquelle l'électricité est pendant la guerre la seule source importante de chauffage[3].

Les moyens de défense allemands[modifier | modifier le code]

Dans un premier temps, le barrage ne parait pas menacé. Il est situé dans la partie de la France dite libre, loin des zones d'intervention des premiers raids alliés, et la Résistance ne s'est pas encore organisée.

Le premier sabotage à la sortie du barrage, le par André Chauvat, met les Allemands en alerte. Le , c'est-à-dire dès l'occupation de la zone libre, un détachement de pionniers allemands d'Electrica venu de Bordeaux prend le contrôle technique des installations[4]. En 1943, le barrage est mis par les Allemands sous leur garde directe. Le , un bataillon de la Luftwaffe, comprenant une compagnie de la Flak (artillerie antiaérienne), une section du génie et une compagnie d'aérostats s'installe et des batteries et des fortins en béton sont mis en place autour du barrage. Les moyens sont considérables : 5 batteries de DCA, chacune de 3 canons, 18 ballons, 2 officiers, 400 hommes.Le nombre de ballons augmente ensuite jusqu'à 32. En , il y a 10 canons de 37 mm et 5 canons légers.

En , l'artillerie reste en place mais les moyens en personnel sont réduits aux 180 hommes desservant les batteries et les ballons. La garde du barrage est confiée le au Premier régiment de France qui y affecte 200 hommes commandés par le capitaine Calvel. Aux alentours, la protection du barrage est assurée par le GMR d'Argenton-sur-Creuse, un détachement du Premier régiment de France stationné à Vaussujean et les brigades de gendarmerie de la région.

Les actions de la Résistance[modifier | modifier le code]

Les Alliés sont tout aussi conscients de l'importance stratégique du barrage. Dans un premier temps, le SOE[5] anglais, actif dans l'Indre dès 1941, souhaite faire sauter le barrage. Les Résistants s'y opposent, pour conserver l'outil de production et éviter en cas de rupture soudaine du barrage la destruction des agglomérations en aval sur la Creuse, comme Argenton-sur-Creuse. Ils s'engagent en revanche à procéder à des destructions répétées des lignes de distribution. Du fait de l'interconnexion du réseau qui permet de dévier à la demande le transport du courant, il est important de saboter en premier lieu les lignes à la sortie de l'usine du barrage.

Le premier sabotage est effectué le par un Résistant d'Argenton, André Chauvat, qui fait sauter trois pylônes à Orsennes. Un groupe de sabotage de l'Armée secrète est mis en place sous le commandement des lieutenants Camille Toussaints et André Gautron. Les sabotages se poursuivent en grand nombre pendant toute l'Occupation[6]. Le , la Résistance fait sauter les lignes alimentant les voies ferrées puis, le 5, les camions venus pour la remise en état. Le même , un artificier du groupe Armada[7], guidé par les Résistants, fait sauter à lui seul quatre pylônes, dont un sur une ligne de 220 000 volts, un autre le lendemain et trois le surlendemain[8].

La Résistance s'attaque aussi aux installations du barrage. Dans la nuit du , Paul Vallaud qui travaille au barrage fait sauter les deux transformateurs alimentant la ligne de 220 000 volts vers Saumur[9]. Pour éviter la destruction des pylônes de la ligne alimentant le Massif Central, les Allemands, au début de 1944, en isolent 300 par des mines antipersonnel[10]. Les actions de la Résistance se poursuivent. Ainsi, au début de , un grand pylône d'angle de 45 m de hauteur, alimentant une ligne de 200 000 volts, s'écroule sur trois autres, coupant l'alimentation de la voie ferrée Orléans-Limoges et l'arrivée du courant produit par le barrage de la Roche-aux-Moines[11]. En mars, ce sont 28 pylônes qui sont détruits en une seule opération par une petite équipe qui comprend Georges Amichaud, un Résistant de 16 ans.

À partir du débarquement allié en Normandie, les actions se multiplient. La Résistance est devenue puissante autour du barrage : elle comprend 500 hommes sous les ordres directs du colonel Roland Despains[12] qui commande les FTP de la région Indre-Est. Elle s'infiltre dans le personnel français qui travaille dans le barrage. L'évacuation attendue des Allemands fait désormais craindre qu'ils ne détruisent le barrage à leur départ. Le lieutenant Joël, agent anglais du SOE, et le colonel Despains prennent un ensemble de dispositions. Roland Despains place des hommes en civil dans les installations, particulièrement dans l'usine électrique, pour prévenir des minages allemands. Les routes et cheminements qui entourent le barrage sont contrôlés. Joël entre en contact avec le colonel Ségur qui remplace le général Berlon[13] à la tête du Premier régiment de France, pour tenter d'obtenir la neutralité des soldats français.

La libération du barrage[modifier | modifier le code]

Au début d', il y a deux objectifs stratégiques clairement définis pour les Français et les Alliés : sauver de la destruction le barrage et ses installations et être en mesure à la libération du barrage de rétablir la distribution au plus vite. Les Alliés envoient[14] un commando de 25 parachutistes de l'Office of Strategic Services (OSS) américain (commando Patrick)[15] pour neutraliser les Allemands. Le colonel Despains réceptionne ainsi dans la nuit du 14 au 13 parachutistes puis la nuit suivante 12 autres avec leur chef, le lieutenant-colonel Serge Obolensky[16], largués par cinq Liberators. Les colonels Obolensky et Despains contactent le capitaine Calvel qui leur affirme qu'il a les mêmes objectifs qu'eux. Le , le commando et les Résistants achèvent leurs préparatifs pour donner l'assaut le lendemain[17] mais le 18 au matin les Allemands évacuent le barrage et se regroupent à faible distance en un convoi de 17 camions et 4 voitures de commandement. Faute de moyens de combat terrestre suffisants, les éléments de la Luftwaffe savent qu'ils ne sont pas en mesure de franchir les barrages des Résistants. Le lendemain , une colonne allemande d'infanterie fortement armée vient de Châteauroux pour les secourir[18]. La Résistance préfère lever ses barrages[19] et, après la retraite des Allemands, rétablit son périmètre de défense pour empêcher tout éventuel retour. Le , Éguzon fête sa libération dans la liesse, population, Résistants et Américains réunis[20]. Aucun dispositif de minage n'est trouvé. Le barrage est mis sous la garde des FTP et des éléments du Premier régiment de France qui se sont entre-temps ralliés[21]. Les travaux de remise en exploitation commencent aussitôt. Les deux objectifs stratégiques ont pu ainsi être atteints sans combats[22].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. V. Christophe Bouneau, "La guerre électrique", Histoire générale de l'électricité, tome II, p. 848-852, Anthème Fayard, Paris, 1994.
  2. V. Sébastien Dallot.
  3. V. Jean-Paul Thibaudeau, p. 59-61.
  4. Les Allemands vont exploiter aussi les barrages secondaires, en aval de la Creuse, de la Roche-aux-Moines et de la Roche-bât-l'Aigue.
  5. Special Operations Executive (section F)
  6. Ces actions de sabotage sont répertoriées et décrites dans l'étude de Jean-Paul Thibaudeau ; voir aussi l'ouvrage de Georgette Guéguen-Dreyfus.
  7. Groupe SOE composé de quatre Français
  8. Témoignage de Robert Duris, Jean-Paul Thibaudeau, p. 65-66
  9. V. son témoignage dans l'ouvrage de Georgette Guéguen-Dreyfus.
  10. Jean-Paul Thibaudeau, p. 67
  11. Georgette Guéguen-Dreyfus, témoignage de Robert Duris
  12. Jean-Paul Thibaudeau, p. 73
  13. C'est en venant inspecter le dispositif du Premier régiment de France à Éguzon que le général Berlon, son commandant, est fait prisonnier par la Résistance le 9 août 1944.
  14. À la demande du commando Jedburgh Hugh (Commandant Louis L'Helgouach ("Franc") parachutée dans l'Indre dans la nuit du 5 au 6 juin ; v. Yann Ladadec, "Actions spéciales et transmissions, les opérations de l'été en France", Revue historique des armées, no 251, p. 112-135, 2008.
  15. V. la liste des membres de Patrick et le récit détaillé de la mission, par Ellswoth Johnson, sur le site (en) "Operations Group" de l'OSS.
  16. Le prince russe Serguei Platonovitch Obolensky (1890-1978), époux d'une fille du tsar Nicolas II, a servi pendant la Seconde Guerre mondiale dans l'OSS.
  17. V. Daniel Paquet, Ma Résistance, chapitre "L'importance stratégique du barrage d'Éguzon", p. 142-151, Points d'Ænrzage et Cercle d'Histoire d'Argenton, 2016, 215 p (ISBN 2-911853-23-7).
  18. Daniel Paquet, Ma Résistance, p. 139-151, 215 p., Éditions Points d'Æncrage et Cercle d'Histoire d'Argenton, 2016 (ISBN 2-911853-23-7).
  19. Jean-Paul Thibaudeau, p. 74
  20. Le colonel Obolensky et les parachutistes américains défilent le 27 août à Argenton-sur-Creuse où la population leur réserve un accueil enthousiaste : ville pavoisée aux couleurs américaines, revue militaire, discours, ovations, hymne américain chanté par les enfants des écoles ; il en sera de même le lendemain à Châteauroux ; v. Pierre Brunaud, Argenton-sur-Creuse dans la guerre, p. 114-115.
  21. Ces éléments du Premier régiment de France vont rejoindre la brigade Charles Martel du colonel Chomel (ORA), où ils seront le noyau du 8e régiment de cuirassiers, reconstitué le 24 août, sous les ordres de Calvel, promu commandant. Ils participeront ensuite aux combats ayant entrainé la reddition de la colonne Elster et celle de la poche de Saint-Nazaire.
  22. Sur la libération du barrage, voir notamment le reportage de Georgette Guéguen Dreyfus dans son livre, d'après les rapports militaires du colonel Despains, récit repris par Jean-Paul Thibaudeau, p. 73-74.

Sources[modifier | modifier le code]

  • Jean-Paul Thibaudeau et Daniel Paquet, "Le barrage d'Éguzon, un enjeu stratégique (1941-1944)", Bulletin de l'ASPHARESD, no 19, p. 57-88, 2005 (ISSN 0769-3885)
  • Serge Obolensky, Un homme dans son temps, les mémoires de Serge Obolensky (en), 433 p., McDowell, New-York, 1958
  • Georgette Guéguen-Dreyfus, Résistance Indre et vallée du Cher, préface de Roland Despains, Éditions Sociales, 1972, puis ANACR, Châteauroux, 1984
  • Sébastien Dallot, L’Indre sous l'occupation allemande (1940-1944), 346 p., de Borée, Clermont-Ferrand, 2001 (ISBN 2-84494-058-7) (BNF 37646831).
  • Jean-Paul Gires, Le commando OSS américain du prince Obolensky et la Résistance en Berry, 173 p. Alice Lyner, 2020 (ISBN 978-2-918352-94-5).
  • John W. Shawer, "Operational Group-Patrick", chapitre 6, p. 57-66, in Office of the Strategic Services, Operational Groups in France During World War II, july-october 1944, Master of Military Art and Science, Faculty of the US Army, Fort Leavenworth, Kansas, 1993