Déportés guadeloupéens et haïtiens en Corse

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.
Portrait de Jean-Louis Annecy, élu au Conseil des Anciens, un des déportés antillais en Corse.

Les déportés guadeloupéens et haïtiens en Corse sont des Antillais noirs et métis, déportés dans des camps de travail sur l'île de Corse en 1802, par la volonté du Premier consul Napoléon Bonaparte. Cette déportation a un double objectif : se débarrasser d'individus qui s'opposent au rétablissement par Napoléon de l'esclavage dans les colonies d'outre-mer, et accélérer la colonisation et l'intégration de la Corse, processus entamé en 1769[1],[2]. Ce sont principalement des militaires guadeloupéens et haïtiens qui sont déportés, ainsi que des femmes et des enfants, et deux députés de la Première République[3].

L'école historique française les découvre tardivement en raison, selon Francis Arzalier, des « réticences de l'historiographie française à mettre en lumière ce qui contredit trop la légende napoléonienne »[4]. Depuis, un documentaire audiovisuel de Dumé Maestrati a contribué à les faire connaître du grand public.

Contexte historique[modifier | modifier le code]

Colonisation et traite négrière[modifier | modifier le code]

Lors de la colonisation européenne des Amériques, les Européens déportent massivement des esclaves depuis l'Afrique, afin de remplacer à la tâche les autochtones d'Amérique du Nord décimés depuis.

Aux Antilles, 150 ans après sa colonisation par les Européens, Saint-Domingue (future Haïti) devient la colonie la plus rentable au monde. À la fin du XVIIIe siècle, la valeur de ses exportations dépasse celle des États-Unis[5]. Cette prospérité repose principalement sur le sucre et le café qui nécessitent de grandes plantations. À la veille de la Révolution française, ces dernières emploient près de 500 000 esclaves pour 32 000 Blancs et 28 000 gens de couleur libres (métis et affranchis). Saint-Domingue est alors considérée par les Français comme la « perle des Antilles » pour ses exportations de café, de sucre et de rhum.

Révolution haïtienne et abolition de l'esclavage[modifier | modifier le code]

Incendies déclenchés par les esclaves révoltés dans les Habitations autour de Cap-Français.

En 1791, éclate sur l'île une importante insurrection d'esclaves à Saint-Domingue. Celle-ci débouche en 1793 sur une première abolition de l'esclavage dans le nord de la colonie par les commissaires de la République. L'année suivante, la Convention montagnarde vote l'abolition de l'esclavage dans l'ensemble des colonies françaises.

Rétablissement de l'esclavage par Napoléon[modifier | modifier le code]

Arrêté du 16 juillet 1802, signé par Napoléon, rétablissant l'esclavage en Guadeloupe[6].

En 1802, huit ans après l'abolition, le Premier Consul Napoléon Bonaparte, plénipotentiaire depuis son coup d'État de 1799, décide pour des raisons économiques de rétablir l'esclavage dans les colonies[2]. Officiellement ce rétablissement ne s'applique pas à Saint-Domingue et en Guadeloupe, les seules colonies avec la Guyane à avoir connu l'abolition effective, où les anciens esclaves ont pris goût à la liberté, acquise par leurs révoltes, ou par le service dans les milices depuis 1760 (ainsi Jean-Louis Annecy, militaire qui deviendra député)[1].

Toutefois, les armées qu'envoie Napoléon sur les deux îles pour écraser les insurrections (expédition Leclerc à Saint-Domingue, et l'expédition Richepance en Guadeloupe), ont pour but d'y rétablir l'esclavage[7].

L'expédition de Saint-Domingue[modifier | modifier le code]

Révolte des esclaves contre les armées napoléoniennes, lors de l'expédition de Saint-Domingue entre 1801 et 1803 (Gravure du XIXe).

L'expédition de Saint-Domingue est organisée par Napoléon Bonaparte ; le beau-frère du premier Consul le général Leclerc et 30 000 hommes dans 86 vaisseaux appareillent de Brest le pour aller soumettre les rebelles[8],[9].

Toussaint Louverture lors de son débarquement à Brest en 1802, gravure de Pierre-Charles Baquoy, 1802 (c.)

L'armée de Toussaint Louverture, esclave affranchi devenu général à la la tête des insurgés, est battue par les troupes de métropole. Abandonné par ses officiers et ses soldats, il est capturé en 1802 par traitrise, et déporté au Fort de Joux dans le massif du Jura où il mourra en 1803 - André Rigaud chef du parti mulâtre parviendra à s'échapper du Fort.

L’annonce du rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe reçue à Haïti soulève la population et fait l’unanimité parmi les officiers et soldats de Saint-Domingue. Brutalement, la répression est terrible contre ces « rebelles » : asphyxie au soufre, molosses[10], exécutions sommaires, noyades collectives[11]. Ne reste qu'une solution : la déportation vers l'Europe.

Antoine Richepance en Guadeloupe[modifier | modifier le code]

Antoine Richepance (1770-1802)

Le (13 Germinal an X), une escadre de 3 500 hommes composée de 2 vaisseaux, 4 frégates et deux transports, sous les ordres du contre-amiral Bouvet, appareille de Brest. Le 6 mai (15 Floréal), elle est en vue de l'île de Guadeloupe, Antoine Richepance en est le général en chef[12]. Sa mission officielle est de rétablir le général Lacrosse dans ses fonctions[13],[14].

Le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe est d’abord imposé militairement et illégalement par Richepance qui va mener une guerre sanglante : (66 % de perte dans le corps expéditionnaire), contre des troupes françaises guadeloupéennes[15].

Richepance, en accord avec Napoléon Bonaparte, va donc imposer le rétablissement de l'esclavage militairement et par voie de fait ()[16]. Et le Premier Consul va le confirmer par un décret illégal qui « avalise cet attentat » aux Droits de l'homme, et qui ne sera jamais publié[17]. L'esclavage est ainsi officialisé par l'arrêté consulaire du 16 juillet 1802 (27 messidor an X), longtemps ignoré de l'historiographie, et dont l'original n'a été découvert qu'en 2007 dans les Archives nationales[18]. En signant cet arrêté Bonaparte marque un retour à la législation de l'Ancien régime : « La colonie de la Guadeloupe (...) sera régie, à l'instar de la Martinique (...) par les mêmes lois qui y étaient en vigueur en 1789 ».

La déportation[modifier | modifier le code]

Jules Noël Bagnards du bagne de Brest
Arrêté consulaire du 13 messidor an X (2 juillet 1802) : « Défense aux noirs, mulâtres et autres gens de couleur, d'entrer sans autorisation sur le territoire continental de la république »

Le un arrêté prévoit l'envoi aux travaux forcés des hommes déportés de Saint-Domingue et de la Guadeloupe[19] Une fois sur le bateau, comme le souligne Jean-Yves Coppolani : « (parce qu') ils étaient des gens de couleur, ils étaient suspectés de soutenir la révolte, et c’est seulement sur le bateau qu’on leur a dit qu’ils étaient déportés »[3]

Dans des conditions effroyables, traversant l'Atlantique, enchaînés, Guadeloupéens et Haïtiens arrivent à Brest, au bagne devenu un camp de triage pour prisonniers antillais. Le bagne de Brest est encombré de déportés antillais[19] Pour prévenir toute évasion ou bien tout écart, le prisonnier est ferré dès son arrivée, et ses fers sont accouplés à ceux d'un autre bagnard. Pour cela, on installe une manille à son mollet et une chaîne en fer de 18 maillons pesant 7 kilos. Le forçat peut être, s'il est de bonne conduite, placé en « demi-chaîne » Le bout de sa chaîne sera relevé et fixé à l'anneau de sa ceinture en cuir[20].

Ils sont donc déportés en métropole, à Brest puis à Toulon toujours par voie de mer et finalement en Corse[21]. La déportation des rebelles antillais s’organise avec la publication de l’arrêté des consuls du 13 Frimaire an XI () pour en faire des travailleurs forcés, astreints à la discipline militaire, séparés en fonction de leur couleur de peau[22].

L'histoire et les archives ont retenu le chiffre de 422 déportés vers la Corse venant des Antilles grandes et petites dont 183 Guadeloupéens et 229 Haïtiens ; ils furent beaucoup plus nombreux en vérité[réf. souhaitée].

En 1803, le ministre de la marine Denis Decrès écrit à Donatien de Rochambeau que ce n'est pas par la « rigueur des châtiments » mais par la déportation en Corse que le Premier Consul compte dompter les rebelles[23].

En Corse[modifier | modifier le code]

Cette main d'œuvre corvéable à volonté allait en effet être mise au service d'un projet visant à parachever l'inclusion de la Corse dans l'ensemble français, tout en y mettant en œuvre une politique ouvertement coloniale[24].

Ces déportés, dont Jean-Baptiste Mills mulâtre, un des premiers Afro-descendants, député élu à la Convention le (mort à Bastia le )[25], Jean-Louis Annecy député de Saint-Domingue (mort en 1807)[26],[27]et de nombreux officiers supérieurs, sont installés sans vêtements et enchaînés dans un monastère d’Ajaccio reconverti en camp : le couvent des Capucins[22] Ils vont dans les travaux forcés assainir et embellir la ville natale de Napoléon Bonaparte. Ajaccio est la ville témoin de la déportation[22].

Actuelles ruines du fort de Vizzavona.

Guadeloupéens et Haïtiens participent à la construction de la route entre Ajaccio et Bastia classée route royale en 1836 puis route nationale 193 et aujourd'hui route 20 et route 21. Par la construction de cette route, Napoléon entendait casser les séditions des insulaires. Les Antillais travaillent été comme hiver pour construire la route dans la région très escarpée du col de Vizzavona, où ils sont aussi affectés au transport des grands arbres (pin laricio) de la forêt de Vizzavona, pour servir aux mâts de bateaux, et ils participent également aux travaux des Forts corses.

Cent quarante-huit déportés purent s'affranchir de leur statut en s'engageant dans le Royal-Africain au service du Joseph Bonaparte dès 1806 ainsi que l'a démontré Bernard Gainot d'après les archives du Shat (Service historique de l'armée de terre à Vincennes)[28]

Bilan[modifier | modifier le code]

La plupart des déportés sont morts aux cours des tâches épuisantes qui leur ont été confiées. Il y eut toutefois des évasions[24].

Fait de « l'exception corse », les insulaires rejetèrent durablement toute forme d'interventionnisme de type colonial : « les multiples projets de mise en valeur de type colonial ont tous échoué, pour des raisons de relief, de climat, de résistance des populations : la colonisation de la Corse n'aura pas lieu »[4].

En 2022, Jean-Yves Coppolani envisage la création d'un monument en hommages aux déportés antillais, à Corte[3].

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Ouvrages[modifier | modifier le code]

Articles[modifier | modifier le code]

Documentaires[modifier | modifier le code]

  • Dominique Maestrati Bonaparte, côté noir documentaire 52 minutes, 2016 france.tv (Ce documentaire sur les conséquences de la loi du 20 mai 1802 est illustré par les analyses d’historiens spécialisés et les témoignages fictifs des acteurs de l’histoire : Bonaparte ; l’Abbé Grégoire, farouche abolitionniste ; Toussaint Louverture, ancien esclave devenu gouverneur et Bélu, planteur et négrier)

Presse[modifier | modifier le code]

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. a et b « L'esclavage en Corse sous Napoléon », Lumni, 11 février 2021
  2. a et b « Quand les Antillais étaient déportés en Corse par Napoléon - Journal de la Corse », sur www.journaldelacorse.corsica (consulté le )
  3. a b et c Tessa Grauman, 2 juillet 2022 La 1 Portail de l'Outremer/ France tv. info
  4. a et b Arzalier 1993.
  5. (en) « Un cliché historique : « Haïti, la Perle des Antilles » . Le Nouvelliste », sur lenouvelliste.com (consulté le )
  6. Jean-François Niort et Jérémy Richard, « A propos de la découverte de l’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 et du rétablissement de l’ancien ordre colonial (spécialement de l’esclavage) à la Guadeloupe », Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe, no 152,‎ , p. 31–59 (ISSN 0583-8266 et 2276-1993, DOI 10.7202/1036868ar, lire en ligne, consulté le )
  7. Philippe Le Tréguilly, « 1802 en Guadeloupe et à Saint-Domingue : réalités et mémoire, actes du colloque de Saint-Claude, 2-3 mai 2002 », Bibliothèque de l'École des chartes, vol. 163, no 1,‎ , p. 333–335 (lire en ligne, consulté le )
  8. Annales du Midi 1989 - Volume 101 p. 200
  9. Service historique des armées / L'écho des Archives
  10. Philippe R. Girard « L'utilisation de chiens de combat pendant la guerre d'indépendance haïtienne » Napoleonica. La Revue 2012/3 (No 15), pages 54 à 79 sur le portail Cairn.info] (à souligner dans cette étude que les Anglais utilisèrent aussi des « molosses » dans leurs colonies
  11. Bernard Gainot, « « Sur fond de cruelle inhumanité » ; les politiques du massacre dans la Révolution de Haïti. », La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française,‎ (ISSN 2105-2557, DOI 10.4000/lrf.239, lire en ligne, consulté le )
  12. Annales maritimes et coloniales, Impr. Royale, (lire en ligne)
  13. Laurent Farrugia, Autonomie pour la Guadeloupe, FeniXX réédition numérique, (ISBN 978-2-402-20831-4, lire en ligne)
  14. Eugène Édouard baron Boyer de Peyreleau, Les Antilles françaises: particulièrement la Guadeloupe, depuis leur découverte jusqu'au ler novembre 1825, Brissot-Thivars, (lire en ligne)
  15. Gérard Lafleur, « La Guadeloupe de 1803 à 1816 : de l’Empire à la Restauration », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, no 172,‎ , p. 1-116 (ISSN 2276-1993, DOI https://doi.org/10.7202/1035305ar, lire en ligne).
  16. « Guadeloupe, 1802 : le combat de Delgrès contre le combat de Richepance », sur manioc.org, (consulté le ).
  17. Jean-François Niort et Jérémy Richard, « L’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 rétablissant l’esclavage à la Guadeloupe : du mystère à l’illégalité » [PDF], sur manioc.org, (consulté le ).
  18. Voir en ce sens les travaux de Jean-François Niort et de Jérémy Richard : « À propos de la découverte de l’arrêté consulaire du 16 juillet 1802 et du rétablissement de l’ancien ordre colonial (spécialement de l’esclavage) à la Guadeloupe », Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, no 152, 2009, p. 31-59, et en ligne ; « Bonaparte et le processus de rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe (1802-1803) : essai de reconstitution à partir de découvertes archivistiques récentes », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer français (PUAM), no 4, 2012, p. 251-291.
  19. a et b Arzalier 1993, p. 471.
  20. « Page d'accueil Musée de Brest | Dossier pédagogique », sur musee.brest.fr (consulté le )
  21. Mémoire de l'esclavage, le couvent des Capucins d'Ajaccio
  22. a b et c sur le site Mémoire de l'esclavage
  23. Philippe R. Girard L'utilisation de chiens de combat pendant la guerre d'indépendance haïtienne dans Napoleonica, La Revue 2012/3 (No 15), pages 54 à 79 sur le portail Cairn.Info
  24. a et b N.W., « DOSSIER. Quand les esclaves antillais bâtissaient les grandes routes de Corse », sur corsematin.com, (consulté le )
  25. Pierre Bardin, Règles d’élections à la Convention et patrimoine des députés des colonies Généalogie et Histoire de la Caraïbe
  26. Bernard Gainot, Les officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire (1792-1815) - de l'esclavage à la condition militaire dans les Antilles françaises - Karthala, 2007 (vue partielle sur Google Livres)
  27. Bernard Gainot : [Chapitre 4 Jean-Louis Annecy (vers 1758-vers 1807) : du Cap-Français aux Tuileries, des Tuileries au bagne, un parcours emblématique dans Figures d'esclaves : Présences, paroles, représentation p. 71-85]
  28. Bernard Gainot, Les officiers de couleur dans les armées de la République et de l'Empire (1792-1815) Karthala Éditions page 206 et notes 34 et suivante page 206 (ISBN 9782811141813) Archives ShatXh3 : État nominatif des hommes de couleur existants dans la XXIIIè division militaire, au 1er février 1807, dressé par le général Morand à Ajaccio le 12 février 1807
  29. Compte-rendu sur le site

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]